Allemagne : le vrai bilan d’Angela Merkel

Article publié originellement sur Marianne le 11/01/2020

On la dit très affaiblie, usée par quatorze ans de pouvoir.

On disait même qu’elle n’achèverait pas son quatrième mandat. La « grande coalition » qu’elle dirige a encore tremblé fin novembre lorsque les sociaux-démocrates ont élu à leur tête Saskia Esken et Norbert Walter-Borjans, représentants de l’aile gauche du SPD et critiques de la politique centriste de Berlin. Pourtant, Angela Merkel est toujours là. Elle a même réussi à placer l’une de ses proches, Ursula von der Leyen, à la tête de la Commission européenne, alimentant les procès en « Europe allemande » régulièrement intentés à l’Union européenne. Incontestablement, Merkel a un don pour la conquête et la conservation du pouvoir. Cela suffit-il à en faire une bonne chancelière ? Pour le spécialiste de l’outre-Rhin Edouard Husson, auteur de Paris-Berlin : la survie de l’Europe (Gallimard, 2019), c’est l’inverse. « Merkel est le plus mauvais chancelier de l’histoire de la RFA, soutient-il. Elle n’a presque rien fait et le peu qu’elle a fait a été destructeur. » Le jugement est dur. Un premier bilan des années Merkel tend pourtant à montrer qu’il est juste.
Ecologie : Angela préfère le charbon

Cent milliards d’euros : c’est l’investissement envisagé par l’Allemagne pour financer sa transition énergétique d’ici à 2030. Négocié à la fin de septembre, ce programme de dépenses permettra par exemple de subventionner l’achat de véhicules électriques ou de favoriser le transport ferroviaire. Le pays compte surtout rattraper le retard accumulé dans la réalisation d’objectifs fixés en 2007. Berlin s’était en effet engagé à réduire, avec une échéance fixée à 2020, ses émissions de gaz à effet de serre de 40 % par rapport à 1990. La baisse enregistrée n’est pour l’heure que de 30 %.
Elle est devenue la chancelière de la transition énergétique ratée

L’Allemagne en retard sur la sauvegarde du climat ? C’est contre-intuitif. Pourtant, les chiffres sont là : le pays est aujourd’hui celui de l’Union qui pollue le plus. Il représentait à lui seul près d’un quart (22,5 %) des 2 de l’UE en 2018, deux fois plus que la France (10 %). Incomparable, diront les inconditionnels du « modèle allemand », la patrie de Friedrich List est bien plus industrialisée !

L’explication est un peu courte. Une large part de la responsabilité du « retard vert » du pays incombe à Angela Merkel, et au choix qu’elle fit en 2011 (après la catastrophe de Fukushima) d’abandonner le nucléaire. A la suite de cette décision – unilatérale comme souvent -, l’Allemagne n’a pu limiter que faiblement sa dépendance au charbon. Même si le pays prévoit de l’abandonner d’ici à 2038, cette source d’énergie – la plus polluante au monde – produit encore 37 % de l’électricité allemande, contre moins de 3% pour ce qui concerne la France. En 2007, Angela Merkel avait reçu le surnom de « Klimakanzlerin » (« chancelière du climat ») pour ses ambitions affichées. Douze ans plus tard, elle est devenue la chancelière de la transition énergétique ratée.
Infrastructures : mère supérieure de l’austérité

« Schwarze Null », cette expression faisait florès au début des années 2010 dans le petit cercle élitiste des économistes libéraux et des hauts fonctionnaires. Elle se retrouve désormais dans toutes les conversations de bars à bière. Et pour cause : le « zéro noir », c’est l’équilibre budgétaire parfait quelle que soit la conjoncture et même quand il faudrait relancer. Bilan de cette règle intangible : les infrastructures publiques sont à bout de souffle. Une étude de 2017 avait révélé que 20 % des autoroutes, 41 % des nationales et 46 % des ponts étaient à refaire. La Deutsche Bahn – la compagnie ferroviaire nationale – souffre de la vétusté du réseau. La formation professionnelle et le logement manquent de crédits, au point que l’institut patronal Institut der Deutschen Wirtschaft (IW) estime le besoin global d’investissements du pays à 45 milliards par an ! En excédent budgétaire, la riche Allemagne aurait pourtant les moyens de dépenser. Les marchés l’y invitent d’ailleurs en lui offrant des taux très bas pour refinancer sa dette. Trop bas, même : les taux d’emprunt à dix ans sont tout bonnement négatifs. Quant à la France et aux institutions communautaires (Commission, BCE), elles pressent également le pays d’ouvrir les vannes. « L’Allemagne doit investir et investir maintenant » , martelait Bruno Le Maire à la fin de septembre. Mais, pour l’heure, Angela Merkel s’y refuse. « Avec cette politique budgétaire, nous pouvons enregistrer de la croissance », a-t-elle récemment déclaré.
Finance : la chancelière et l’économie casino

La République fédérale, championne du monde de l’épargne grâce à ses 248 milliards d’excédents intérieurs, Glück wünsche ! ( félicitations !), vraiment ? Pas si simple : un énorme bas de laine peut se transformer en un lourd boulet pour un peuple. Au lieu de consommer ou d’investir, les agents thésaurisent et placent. Les banques, elles, jouent à l’économie casino au point que certaines se retrouvent en mauvaise posture, telle la Deutsche Bank, gavée d’épargne inutilisée qu’elle place sur les marchés.

« Cela témoigne d’un changement de paradigme bancaire allemand. Le réseau, composé jadis de banques régionales proches des entreprises du Mittelstand, s’est lancé dans la titrisation, dans l’investissement dans des bulles, dans une sorte d’américanisation artificielle », note Rémi Bourgeot, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Bilan : la Deutsche Bank est devenue l’une des banques les plus fragiles d’Europe, et d’aucuns voient en elle un « Lehman Brothers » en puissance. Angela Merkel semble s’en laver les mains. Lorsque l’établissement envisagea de grossir encore en fusionnant avec une autre grande banque, la Commerzbank, elle déclara considérer cela comme « une décision d’ordre absolument privé ».
Travail : faible avec les forts, forte avec les faibles

La chancelière ne fait pas de cadeaux. Ni d’efforts. Depuis quinze ans, elle fait tranquillement fructifier l’héritage de son prédécesseur, Gerhard Schröder, responsable des « lois Hartz » votées pour déréguler le marché du travail. Merkel peut certes se targuer d’avoir conduit son pays au plein-emploi (5 % de chômage en novembre 2019). Assurément, le nombre d’emplois explose et les salaires remontent doucement. Mais il ne faut pas s’y tromper. Les travailleurs pauvres, abonnés aux mini-jobs ou aux temps partiels subis, restent légion (près de 1 salarié sur 10, notamment des femmes et des Allemands des Länder de l’Est).

Le choix des salaires bas est non seulement antisocial, mais il est aussi antieuropéen, car il consiste à tailler des croupières aux pays voisins « L’Allemagne n’a jamais agi de manière proeuropéenne », écrit l’économiste Patrick Artus. Sa politique est « non coopérative puisqu’il s’agit de gagner des parts de marché par rapport aux autres pays de la zone euro » . Problème : à trop affaiblir ses voisins, on les trouve inaptes à prendre le relais et à consommer du made in Germany lorsque Chine et Etats-Unis cessent de le faire.
Commerce : le mercantilisme de Merkel en bout de course

Même dans les histoires économiques, il y a une morale à la fin. Le choix fait par Angela Merkel de ne miser que sur le « tout à l’export » et sur la compétitivité à tout prix rend l’Allemagne dépendante du reste du monde, spécialement des Etats-Unis et des grands pays émergents. « Le modèle allemand est entièrement construit pour profiter de la mondialisation. Sans elle, tous les paris faits par l’Allemagne deviennent caducs » explique Rémi Bourgeot. Or un mouvement global de démondialisation vient de s’amorcer à l’initiative de Trump, qui ne cesse de pourfendre les excédents germaniques et menace de taxer les importations de berlines allemandes, alors que le secteur automobile peine déjà à se remettre du « Dieselgate ». Quant à la Chine, sa croissance patine. Or, si l’« atelier du monde » cesse d’acheter des machines-outils made in Germany, l’industrie de Merkel ne s’en relèvera pas. Un changement de modèle économique, cela s’anticipe. Ça commande de réfléchir sur le long terme avec des experts, des partenaires et des investisseurs. En presque quinze ans de pouvoir, rien de tout cela n’a été fait par Angela Merkel. Aussi risque-t-elle, dans les mois à venir, de devenir la chancelière de l’entrée en récession.
Réunification : trente ans après, un processus inachevé

La réunification allemande, menée tambour battant par Helmut Kohl au début des années 1990, a longtemps fasciné. Trente ans plus tard, le processus est pourtant loin d’être achevé. Le chômage est plus élevé dans l’Est. Les salaires y sont inférieurs de 20 à 25 %. Il suffit de lire l’essai au titre provocateur de Vladimiro Giacché le Second Anschluss. L’annexion de la RDA (éd. Delga, 2015) pour comprendre. L’économiste italien y rappelle le choc opéré sur l’industrie est-allemande par l’unification monétaire rapide et par l’introduction du Deutschemark en ex-RDA, contre l’avis du banquier central de l’époque, Karl Otto Pöhl, qui finit d’ailleurs par démissionner. Qu’aura donc fait l’Ossie (originaire de l’Allemagne de l’Est) Merkel pour favoriser la convergence des deux Allemagnes ? Pas grand-chose. La poursuite d’une politique de malthusianisme budgétaire et salarial n’a fait que ralentir le processus.
Politique migratoire : unilatéralisme et choix contestables

On lit souvent que l’Allemagne a fait le choix « d’ouvrir ses frontières » en 2015. C’est inexact. Elle a simplement fait le choix de suspendre l’application des règlements de Dublin (prévoyant qu’un demandeur d’asile pose sa demande dans le premier pays de l’espace Schengen où il pénètre) et annoncé que les demandes seraient désormais traitées en Allemagne. Ce faisant, la chancelière a mis tous les pays de transit devant le fait accompli, les poussant à rétablir des contrôles à leurs frontières.

Absence de concertation européenne, une fois de plus, et « externalisation des conséquences des décisions prises à Berlin », selon l’expression de la chercheuse Anne-Marie Le Gloannec (le Débat n° 185, novembre-décembre 2015). Cette tendance à l’unilatéralisme se confirmera quelques mois plus tard lorsque l’Allemagne, finalement débordée par le flux, négociera seule avec la Turquie (mars 2016) pour le compte de l’UE. Pour que Ankara s’engage à retenir les candidats à l’entrée en Europe, elle promettra une reprise des négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE et une subvention de plusieurs milliards d’euros.

Les choix migratoires d’Angela Merkel ont donné lieu à mille et une interprétations. On lui a prêté des intentions allant des plus triviales aux plus nobles. Pour les uns, elle n’aurait voulu que contenter le patronat du pays en lui livrant une main-d’œuvre malléable. Pour les autres, elle aurait au contraire souhaité montrer au monde que l’Allemagne avait tourné le dos à ses vieux démons pour devenir un modèle d’ouverture à l’autre. Si l’option humaniste est la plus vraisemblable, cela n’en produit pas moins, aujourd’hui, des effets préoccupants. L’afflux massif d’étrangers en un temps record – la République fédérale a accueilli 1,5 million de personnes en 2015-2016 ! – dans un pays vieillissant et faiblement assimilationniste est lourd de conséquences.
Paysage politique : une montée rapide de l’extrême droite

Le choc migratoire n’est pas la seule raison de la montée de l’extrême droite, mais il l’a accélérée. C’est notamment vrai dans les Länder de l’Est, où l’« insécurité culturelle » est venue se mêler au sentiment de relégation préexistant. Lors des élections régionales de cette année, l’Alternative für Deutschland (AfD) a récolté 23,5 % des suffrages dans le Brandebourg, 27,5 % en Saxe et 23,4 % en Thuringe. Ce parti, initialement fondé à partir du rejet de l’euro, s’est peu à peu mué en un parti anti-immigration et anti-islam. Il avait déjà dépassé les 20 % dans deux Länder de l’Est en 2016 (Mecklembourg-Poméranie-Occidentale et Saxe-Anhalt) et est en train de s’imposer comme le principal parti contestataire de l’ex-RDA. On a cru que l’histoire particulière de l’Allemagne l’avait immunisée contre le « populisme ». La droite identitaire y a longtemps fait de faibles scores, cependant qu’elle prospérait ailleurs en Europe. En la matière, le règne d’Angela Merkel aura signé la fin de l’exception allemande. A la tête, pourtant, d’un pays prospère, celle qui fut longtemps la « femme la plus puissante d’Europe » aura été la chancelière de l’entrée au Bundestag de 92 députés d’extrême droite (septembre 2017). Une première depuis 1945.

Plus inquiétant encore : la violence d’extrême droite. En août dernier, le ministère fédéral de l’Intérieur publiait ses statistiques. Il recensait plus de 8 600 crimes et délits attribuables à la droite identitaire sur six mois, en forte hausse sur un an. Le meurtre de l’élu CDU Walter Lübcke (juin 2019) et l’attaque d’une synagogue à Halle (octobre), tous deux perpétrés par des néonazis, sont les exemples les plus connus d’un phénomène en plein essor que rien n’est fait pour enrayer.

Un modèle économique exportateur périmé, des infrastructures laissées à l’abandon, des inégalités excessives, un clivage Est-Ouest enraciné, un paysage politique éclaté qui rend le pays de plus en plus difficilement gouvernable, telle est l’Allemagne que laissera Angela Merkel à son successeur. Tel est aussi le pays leader d’une Europe… décidément pas sortie des ronces.