Article originellement publié sur Marianne le 5/11/2019
La France n’en finit plus de s’écharper sur l’islam en général et sur le voile en particulier. Sur ces questions, deux camps s’affrontent, toujours les mêmes. D’une part ceux qui considèrent que la liberté religieuse doit être totale et que le régime de laïcité n’impose pas l’invisibilisation de la foi. D’autre part ceux pour lesquels le fait de rendre ostensible l’appartenance à une religion relève de la provocation, et le port du voile d’un parti-pris sexiste. Un troisième camp existe, qui, pour ne pas avoir à trancher, tente de défendre l’idée que tout cela n’a pas d’importance et qu’il faut se recentrer sur les vrais sujets, en particulier sur la question sociale.
Ce camp a tort. La rémanence du débat, son intensité et parfois sa violence, suffisent à indiquer qu’il y a bien là un sujet, même s’il dérange. En revanche, peut-être la question est-elle mal posée. Car il ne s’agit pas d’une question de laïcité. Il s’agit d’une question bien plus vaste. De mœurs notamment, et il faut essayer de comprendre pourquoi la visibilité de la religion – musulmane en l’occurrence – et le port du voile en particulier, posent davantage problème en France qu’ailleurs, notamment que dans les pays anglo-saxons.
Puis il faut dézoomer encore. On s’aperçoit alors que plus que l’islam (qui, comme toutes les religions, peut se pratiquer de mille et une façons), c’est la banalisation d’une pratique orthodoxe et le communautarisme qui la sous-tend, qui posent problème. Ils sont en effet le marqueur d’une « archipélisation » de la société telle que l’a récemment décrite Jérôme Fourquet. Cette archipélisation a des causes très profondes, qui sont à rechercher dans l’insertion du pays dans la mondialisation néolibérale, et dans ses conséquences : affaiblissement de la nation, dépérissement de l’État, liquéfaction de la société.
La spécificité de la France
En France, l’orthopraxie religieuse passe mal, notamment le port du voile. Certains l’expliquent par le caractère sexiste du vêtement, qui serait contraire à la tradition « galante » du pays. D’autres par le fait que la visibilité religieuse (musulmane en l’occurrence) prend place dans un pays déchristianisé et fort d’une longue tradition anticléricale.
Mais la raison est peut-être à rechercher aussi (et même surtout) dans le fait que le voilement des femmes est une sorte de « marqueur d’endogamie » difficilement acceptable dans un pays se vivant comme universaliste. Dans Comprendre le malheur français (Stock, 2016), Marcel Gauchet explique par exemple : « le voile islamique est perçu comme le signe revendiqué et affiché d’un non-partage des femmes, d’un refus du métissage ». On n’épouse pas une femme musulmane si l’on n’est pas musulman soi-même, tel serait le message. Ce refus de la perspective du mariage mixte est sans doute mieux supporté dans les pays anglo-saxons, où les communautés se jouxtent sans se mélanger et où prédomine le multiculturalisme au nom du « respect des différences », que dans une France de tradition assimilationniste. Ici, il est interprété comme un refus de fusionner avec une société d’accueil qu’on ne jugerait « pas assez bien ». Il est vécu comme une façon de repousser la proposition dont les autochtones considèrent qu’elle est la plus généreuse qu’ils puissent faire : celle de l’égalité totale par métissage et assimilation. En somme et selon Gauchet, cela blesserait chez les Français une sorte de « fierté xénophile à l’égard de leur attractivité de pays d’accueil ».
Le voile islamique est perçu comme le signe revendiqué et affiché d’un non-partage des femmes, d’un refus du métissage.
Marcel Gauchet
La « blessure d’orgueil » peut s’exprimer sous des formes différentes, y compris hystérisées. Emmanuel Todd va jusqu’à imputer le vote Front national des catégories populaires exogames, (celles-là mêmes qui pratiquent le mariage mixte et par lesquelles se fait effectivement l’assimilation) à une forme pervertie d’égalitarisme. Il formule l’hypothèse qu’existe en France une sorte de « xénophobie universaliste » des catégories populaires. Celles-ci s’accommoderaient tout aussi mal et pour les mêmes raisons des différences concrètes, visibles, chez les populations autres (immigrées ou musulmanes, ou les deux à la fois), et de la célébration, par la bourgeoisie éduquée des centre-villes, de la diversité et du « droit à la différence ». « La combinaison de l’égalitarisme populaire et du multiculturalisme des élites a réuni les conditions d’une cristallisation pathologique. Le produit chimique sorti du tube à essai fut le vote FN », écrit-il dans Qui est Charlie ? (Seuil, 2015).
In fine, la question n’a donc que peu à voir avec la laïcité, même si celle-ci est précieuse et qu’il faut la défendre avec fermeté. Il s’agit davantage d’une question de mœurs, voire « d’anthropologie ». La France est un pays universaliste et il faut faire avec. Ce n’est pas tant l’islam en tant que doctrine qui pose problème, que l’orthodoxie des pratiques et la visibilité croissante. En effet, celles-ci sont les marqueurs de la panne du modèle assimilationniste et de la progression des phénomènes séparatistes.
Car il ne s’agit pas de nier ces derniers. S’il y a « cristallisation pathologique » de la part d’un certain nombre (évidemment pas tous) de Français non musulmans, il n’y en a pas moins une poussée de religiosité visible et potentiellement sécessionniste chez un certain nombre (évidemment pas tous) de Français musulmans. Les deux phénomènes ne s’excluent pas mais se nourrissent l’un l’autre et forment un cercle vicieux. Mais d’où vient le second ?
La mondialisation et la corrosion des liens sociaux
Le plus probable est qu’il provient d’une large insertion dans la mondialisation néolibérale et dans les effets déstabilisateurs de celle-ci sur nos sociétés. L’époque a fait advenir des « sociétés liquides », selon l’expression du sociologue Zygmunt Bauman. Les phénomènes tribaux (dont le regroupement par affinité religieuse n’est qu’un exemple), ne sont que des chocs en retour, des réponses apportées au déracinement des individus dans la mondialisation.
Cette dernière corrode en effet les nations. L’idée nationale a d’ailleurs fait l’objet d’attaques incessantes, notamment à gauche, car elle est supposée charrier toute une boue identitaire. C’est avoir là une conception ethnique de la nation, c’est ne la concevoir qu’à la façon des nationalistes, lesquels existent en effet, présentent eux-mêmes toutes les caractéristiques du repli tribal, et seront sans cesse plus nombreux si l’on continue à frustrer les citoyens de leur droit légitime d’être patriotes.
Mais la tradition de France est plutôt celle d’une conception civique de la nation. Chez nous, la nation a d’abord été une idée de gauche, la France révolutionnaire ayant eu à cœur de remplacer la souveraineté du roi par celle de la nation. « Vive la nation ! », fut d’abord et avant tout la clameur de Valmy. La nation civique est donc une idée éminemment moderne et une modalité d’organisation sociale reposant sur des liens politiques. Et le reflux des nations dans la mondialisation a pour effet de raviver des formes pré-modernes de lien social, comme par exemple les tribus, mais également les empires. « Si nous devions abandonner la nation démocratique, faute de nouvelle forme politique, nous n’aurions que des solutions de retour en arrière. L’empire est la forme politique plébiscitée par la plupart des intellectuels hostiles à la nation », explique David Djaïz dans Slow démocratie (Allary éditions, 2019). L’Union européenne est l’exemple parfait de l’empire. Un empire mou, économico-administratif et non guerrier, certes. José Manuel Barroso, ancien président de la Commission européenne, a même parlé un jour « d’empire non impérial » pour en évoquer le caractère pacifique. Mais un empire quand même. Sans doute l’empire a-t-il l’avantage, aux yeux des classes dirigeantes, de mettre le pouvoir hors de portée des revendications citoyennes, notamment sociales. Mais « à côté de cette forme impériale que nous voyons se dessiner, nous risquons également le retour à la tribu (…) une communauté de semblables réunis par une identité commune ainsi que des liens d’allégeance et de soumission », poursuit David Djaïz. La tribu propose à l’individu post-national déraciné une possibilité nouvelle d’appartenance. Elle lui offre les liens forts, fraternels et valorisants. Mais elle le soumet aussi à l’exercice d’une autorité verticale, et offre peu de perspectives d’émancipation.
Retour du tribal
Le retour du tribal, Alain Supiot le diagnostique également dans La gouvernance par les nombres (Fayard, 2015). Il l’impute quant à lui à l’affaiblissement de l’État, qui va de pair avec celui de la nation puisque l’État est l’ensemble des institutions dont se dote une nation pour se gouverner elle-même. A cet égard, l’accaparement des moyens de l’État par une oligarchie et la mise de ceux-ci au service d’intérêts privés ne peut être que violemment déstabilisateur.
Mais pour Supiot, c’est l’affaiblissement de l’État en tant que qu’« instance hétéronome » qui pose problème. Le repli de l’État comme Tiers de surplomb garant de l’intérêt général, le remplacement du règne par la loi par la gouvernance par les nombres, fait paradoxalement réémerger « le gouvernement par les hommes », soit typiquement l’autorité verticale qui s’exerce dans un cadre féodal ou tribal. Ce sont alors la loi de la jungle et les rapports de force. Si l’intérêt général disparaît, ce sont les intérêts particuliers qui s’affirment puis s’affrontent, et que le plus fort gagne. En somme, le gouvernement par la loi garantie par un Tiers hétéronome, l’État, loi à laquelle chacun est soumis de façon égale, fait place, lorsque le Tiers en question s’efface, au face-à-face de bandes rivales. « En sapant l’hétéronomie de la loi, la gouvernance par les nombres ne fait pas advenir le règne de la pure autonomie individuelle mais donne le jour à des réseaux d’allégeance », écrit le juriste.
« La société n’existe pas », affirmait Margaret Thatcher. C’est en effet la grande idée des néolibéraux, dont les options ont accompagné le déploiement du marché autorégulateur et régissent aujourd’hui ce que Karl Polanyi appelle « la société de marché ». Le néolibéralisme ne consiste pas en une poignée de recettes économiques. C’est une vision philosophique du monde, une façon de concevoir l’homme comme homo œconomicus uniquement. L’homo œconomicus est une monade dont la tendance mécanique à maximiser ses intérêts propres suffirait à faire advenir l’ordre. Pour le néolibéralisme, actuel principe organisateur de marché mondial, seuls les individus existent. La société est une fiction, ou si elle existe, c’est en tant qu’auxiliaire du marché.
« La société n’existe pas », « les nations sont dépassées » et « l’État doit rétrécir », telles sont les fictions sur la base desquelles s’est déployée la mondialisation, aiguillonnée – au lieu d’être encadrée – par l’idéologie néolibérale. Le problème est que la société existe et que l’individu ne se réduit pas à un simple producteur/consommateur. Il a des besoins non marchands, dont celui, très profond, d’appartenir. Le retour du religieux tend à laisser penser qu’il a également besoin de transcendance, d’être investi dans un projet qui le dépasse et le fait espérer.
Alors, de deux choses l’une. Soit cet individu est aussi et avant tout un citoyen, ressortissant d’une nation qui s’autogouverne souverainement grâce à un État. Soit il se réfugie dans la chaleur fraternelle d’une bande ayant vocation à affronter les bandes rivales. Le repli sur une communauté religieuse (ou sur tout autre type de communauté) est un phénomène de cet ordre. Ce type de phénomènes déstabilise tout particulièrement la France, nation civique ayant été façonnée par son État, et dont le substrat anthropologique est universaliste. Si aucun remède n’est proposé, il faut s’attendre à la guerre de tous contre tous.