David Djaïz : « La nation est la forme politique la plus moderne »

Entretien originellement publié sur Marianne le 24/11/2019

Marianne : Votre livre s’ouvre sur une analyse des étapes de la mondialisation. Les révoltes qui ont actuellement lieu partout (Chili, Liban…) vous semblent-elles liées ? Sont-elles un effet du « triangle d’incompatibilité » que vous présentez ?

David Djaïz : Bien sûr, les quarante années qui viennent de s’écouler sont l’arrière-plan de ces révoltes. J’entends la mondialisation à la fois comme l’accroissement des échanges économiques et financiers transnationaux, mais aussi comme le développement des technologies d’audience globale et les politiques de libéralisation économique. Tous ces aspects se renforcent mutuellement. Par exemple, grâce à Internet ou à la levée des barrières tarifaires, les entreprises peuvent beaucoup plus facilement éclater leur chaîne de valeur.

On n’a pas assez mesuré les conséquences de ces bouleversements. Le plus massif tient à l’inéquitable distribution des gains. Certes, il y a eu une réduction importante de la pauvreté absolue. Mais l’inégalité mondiale se mesure selon deux axes : l’inégalité entre les nations et à l’intérieur de chacune d’elles. Si l’inégalité entre les nations a indiscutablement reculé, elle a augmenté à l’intérieur de la plupart des pays industrialisés. Ce n’est pas un hasard si le Chili et le Liban en révolte comptent parmi les nations les plus inégalitaires du monde.

L’économiste Dani Rodrik amis au point un « triangle d’incompatibilité » : difficile de conjuguer à la fois hyper mondialisation, forme nationale et vitalité démocratique. Quand une nation fait le choix de l’hypermondialisation, elle est souvent obligée de museler les revendications à l’intérieur de la société, du moins chaque fois qu’elles entrent en contradiction avec les impératifs de l’ouverture économique. Ces revendications peuvent toucher à la préservation de l’environnement ou à la redistribution sociale grâce à l’Etat-providence. Si les néolibéraux appellent depuis 1979 à ce que la mondialisation libérale soit mise en œuvre par des instances technocratiques déconnectées de la délibération démocratique, c’est justement pour éviter que la libération des flux économiques mondiaux soit ralentie par ces demandes de justice sociale ou environnementale.

Mais les populations finissent toujours par demander des comptes à leur gouvernement. On l’a vu avec le référendum grec de 2015, où la population s’est clairement exprimée contre le memorandum de la « troïka », ou encore au Chili en ce moment.

Cela ne veut pas dire qu’il faille renoncer à la mondialisation, mais plutôt qu’il faut arrêter le laisser-faire inconséquent de ces trente dernières années. Chaque nation est endroit de doser le « volume sonore » de la mondialisation. Le système de Bretton Woods était vertueux de ce point de vue puisqu’il aménageait une mondialisation sous contrainte, qui préservait les compromis sociaux passés dans les sociétés. Durant cette époque, le libre-échange a progressé raisonnablement et sans mettre en cause les autres fondamentaux, sociaux ou environnementaux. Avec le ralentissement de la mondialisation qui s’annonce, c’est une nouvelle gouvernance qu’il faut bâtir, dans laquelle les Etats-nations ont un rôle d’ « écluse » à jouer.

Comme d’autres, vous analysez un phénomène de « sécession des élites » dans la mondialisation. Quelles en sont les caractéristiques et les causes ?

Il y a un recul terrible des expériences communes dans la société. La nation démocratique reposait sur l’idée de pouvoir partager ce commun en tous points de l’échelle sociale et des territoires. Or la mondialisation démultiplie les opportunités pour une fraction de la population, alors qu’elle les réduit pour d’autres. D’un côté, le boom des rémunérations et du patrimoine. De l’autre, la stagnation du niveau de vie, le déclassement, le recul de la mobilité intergénérationnelle. C’est cet « impact différentiel » qu’il faut regarder. Dans les pays industrialisés, on ale sentiment d’un fossé qui se creuse et fracture le corps social. Le résultat a été diagnostiqué par Jérôme Fourquet dans son Archipel français : il porte le nom de « séparatisme social ».

Le séparatisme social se mesure dans la culture populaire. Nous avons de moins en moins de figures fédératrices capables de réunir l’ensemble d’une population autour d’elles. Si la mort de Johnny a suscité une telle émotion collective en France, c’est parce que nous avions le sentiment diffus qu’il était l’une de ces dernières figures fédératrices de tous les Français.

La sécession des élites est également une réalité. Sur le plan fiscal, la mondialisation économique et technologique offre des opportunités aux mieux lotis. Zucman s’est intéressé à l’évasion fiscale en Scandinavie : de manière assez choquante, il a montré que les 0,01 % des plus riches « évadent » 25 % des impôts et taxes qu’ils doivent… contre 2,5 % pour le contribuable moyen.
Le djihadisme est la manifestation tribale contemporaine la plus célèbre, la plus massive et la plus dangereuse

Vous souhaitez réhabiliter la nation démocratique, sans laquelle nous n’avons le choix qu’entre les empires et les tribus. Pouvez-vous détailler ?

Il faut prendre au sérieux la notion de forme politique. Or il n’y a pas mille formes politiques disponibles. En plusieurs millénaires d’existence politique de l’humanité, il n’en existe que quatre : la tribu, la cité, l’empire et la nation, qui est la plus moderne puisqu’elle apparaît vers le XVI siècle.

L’empire est la forme politique préférée des néolibéraux : la fédération supranationale que Hayek appelait de ses vœux en 1939 a quelque chose de l’empire. Elle sert à éloigner les politiques économiques du chaudron de la démocratie et à instaurer un « ordre concurrentiel », seul à même d’assurer le fonctionnement optimal des marchés. L’empire ale vent en poupe : d’une certaine manière, la Chine de Xi Jinping poursuit un dessein impérial. Mais, à côté, nous voyons également le retour à la tribu, forme d’organisation identitaire davantage que politique : les membres de la tribu partagent une même identité, ethnique ou religieuse, et sont réunis par des liens d’allégeance et de soumission. La tribu n’est pas morte, elle prospère partout où l’Etat-nation est en faillite. Le djihadisme est la manifestation tribale contemporaine la plus célèbre, la plus massive et la plus dangereuse.

Vous donnez tort à ceux qui considèrent la nation française comme « trop petite » pour affronter la mondialisation. Pourtant, on ne peut pas nier qu’elle l’est, en regard des Etats-Unis ou de la Chine…

Il est faux de se dire qu’on ne peut s’en sortir qu’en « grossissant » dans le monde actuel. Les pays qui réussissent le mieux économiquement sont souvent des petites nations comme Singapour ou la Suisse. La mondialisation libérale favorise ces petites nations qui pratiquent souvent une forme de moins-disance fiscale. Les technocrates ne raisonnent que par échelles, mais oublient de se poser la question de la forme politique. Certes, il est nécessaire de traiter ensemble les grands défis (lutte contre le réchauffement climatique, taxation des géants du numérique). Mais je préfère que ces défis d’échelle mondiale soient traités par des nations démocratiques qui coopèrent librement que par un empire autoritaire. Quant à l’Europe, c’est une construction compliquée : c’est davantage qu’une échelle mais moins qu’une forme politique. Avec la Commission, la BCE, la Cour de Luxembourg, nous avons jeté les bases d’un Etat européen fédéral, sans avoir de nation européenne… L’une des raisons du désenchantement européen actuel tient à cette discordance d’un Etat sans nation. Or la construction d’une nation prend souvent des siècles ! Il nous faut donc inventer un nouveau mode d’articulation entre l’Union européenne et les nations qui la composent.