Diplomatie, protectionnisme, libre-échange… L’Europe naïve est-elle vraiment morte ?

Article publié originellement sur Marianne le 27/06/2020 (Avec Franck Dedieu et Jack Dion)

Promis, juré, craché. Les Européens ne joueront plus « les idiots du Village global », pour reprendre un bon mot d’Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères du gouvernement Jospin. La crise sanitaire vient enfin de les dessiller. Ils voient désormais sous une lumière crue les drames économiques causés par un continent ouvert aux quatre vents de la globalisation néolibérale. Avec, au loin, l’ombre menaçante de deux géants, les États-Unis et la Chine, ce G2 capable d’éclipser l’Union européenne (UE) pour longtemps. Alors, enfin conscients du danger, les 27 États membres se cuirassent pour parer aux attaques extérieures, voire se réarment pour passer eux-mêmes à l’offensive sur le terrain économique, écologique ou stratégique. Voilà, grosso modo, le nouveau storytelling bruxellois, servi depuis quelques mois à chacune des initiatives de la Commission européenne. Reste à savoir si cette heureuse volte-face ne tient pas de la simple posture et du beau discours. Point par point, thématique par thématique, Marianne prend au mot ces « nouveaux » eurocrates et juge sur pièce l’authenticité de leur métamorphose.
Diplomatie : bloquée au stade de l’incantation

À quelques jours du processus d’annexion de larges parties de la Cisjordanie par Israël, prévu pour le 1er juillet, bien malin qui pourrait trouver la trace d’une initiative diplomatique de l’Union européenne sur la question. C’est à croire que Bruxelles n’a rien à dire sur la poursuite d’une colonisation qui risque d’enterrer à jamais le projet d’État palestinien. Quand la Russie, dans la foulée du conflit avec l’Ukraine, a fait main basse sur la Crimée, l’UE a instauré des sanctions, nonobstant les résultats du référendum organisé sur place. Aucune initiative de ce genre vis-à-vis d’Israël, couvert par un Donald Trump qui a porté le plan expansionniste de Netanyahou sur les fonts baptismaux.

Régulièrement, l’UE promet de faire entendre sa voix dans le monde, de ne pas se coucher devant l’empire américain, de ne plus céder aux sirènes chinoises, de discuter d’égale à égale avec la Russie, sans s’aligner sur les plans machiavéliques conçus dans les officines de Washington. Le plus souvent, les bonnes intentions débouchent sur du vide, comme s’il était impossible de sortir des sentiers battus par le diplomatiquement correct et l’alignement sur les poncifs atlantistes. Même quand la Turquie d’Erdogan ose bombarder les bases du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en Irak, d’où sont partis ceux qui ont combattu l’État islamique et libéré les Yézidis, aucune voix conséquente ne s’élève de Bruxelles, où le PKK a été placé sur la liste noire des organisations terroristes, comme aux États-Unis. Dans son dernier discours à la télévision, Emmanuel Macron déclarait que l’Europe devait affirmer « sa singularité face à la Chine, aux États-Unis », vantant « une Europe plus forte, plus solidaire, plus souveraine ». Très bien. Encore faut-il dépasser le stade de l’incantation.
Protectionnisme : ne plus s’offrir aux Chinois

« Un Airbus de ». Cette expression générique se décline maintenant sur tous les modes. Sociaux-démocrates, démocrates-chrétiens ou écolos europhiles, ils en appellent à un Airbus de la défense, de la technologie, de l’énergie verte, de la pharmacie… Et pourquoi pas du chocolat au lait ? « Les déclarations de l’Allemagne en faveur de champions européens ne doivent pas laisser indifférent. Elles traduisent un profond changement d’état d’esprit : nos voisins prennent conscience que leurs intérêts économiques nationaux se situent auprès de leurs partenaires européens et non plus aux États-Unis, en Chine ou en Russie comme dix ans auparavant », décrypte Xavier Ragot, président de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et directeur de recherche au CNRS.

En termes moins diplomatiques : comme les Allemands craignent moins de se fâcher avec leurs clients du bout du monde, ils peuvent se montrer moins libre-échangistes. D’où ce Livre blanc au contenu un brin protectionniste présenté à la mi-juin par la vice-présidente de la Commission européenne, Margrethe Vestager. « Les entreprises non européennes, subventionnées par leur État, pourraient se voir interdire de racheter des concurrents européens. Bénéficier de l’argent public ne doit pas les autoriser à faire des acquisitions de groupes non protégés. Il ne s’agit pas de se fermer mais d’inciter les autres à s’ouvrir », explique Olivier Guersent, directeur général de la concurrence à Bruxelles. En clair, fini pour les groupes chinois – aux poches remplies par leur ministère – de faire des emplettes à Paris, Francfort ou Milan. Enfin, fini… pas exactement. « A l’issue de la phase de consultation, la Commission européenne devra décider si elle souhaite proposer une législation que les États membres devront négocier et, le cas échéant, adopter », poursuit Olivier Guersent. Néerlandais et Danois vont s’empresser d’en adoucir la portée. L’édulcorant, une vieille spécialité bruxelloise.
Défense européenne : l’Otan en emporte le vent

Plus l’Union européenne évoque sa « souveraineté », plus elle s’échine à défendre sa place dans l’Otan, bras armé d’une Alliance atlantique qui est la tête de pont des États-Unis sur le Vieux Continent. La preuve, les cris d’orfraie entendus en Allemagne après que Donald Trump a annoncé son intention de retirer 9.000 soldats américains d’Allemagne – ils sont actuellement au nombre de 36.674. Par cette menace, le président des États-Unis entend contraindre Berlin (comme toutes les autres capitales européennes concernées) à participer davantage au financement de l’Otan, bloc militaire né à l’époque de la guerre froide et qui a survécu à la disparition du camp soviétique. Les premiers à supplier la Maison Blanche de ne pas se retirer, ce sont les Européens, ceux-là mêmes qui n’ont que le mot de « défense européenne » à la bouche, alors que cette mission, de fait, est assumée par l’Otan. Or, tant que les membres de l’UE délégueront aux États-Unis le soin de les défendre (contre qui ?), ils resteront sous la botte de Washington.

Après l’annonce de Donald Trump, le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, ex-Premier ministre (social-démocrate) de Norvège, a déclaré : « Je lui ai dit que la présence [militaire] américaine était une bonne chose pour l’Europe et pour les États-Unis. » Pour les États-Unis, nul n’en doute ; pour l’Europe, ça se discute, à moins de considérer que l’UE doit avoir autant d’autonomie qu’un pays membre de feu le pacte de Varsovie du temps où l’Union soviétique régnait de l’autre côté du rideau de fer. C’est d’ailleurs ce qui avait conduit le général de Gaulle à claquer la porte du commandement intégré de l’Otan, en 1966. Depuis, à l’instar de l’UE, la France est rentrée dans le rang atlantiste et y est restée, comme quoi on peut célébrer le père de la France libre et oublier son message.
Libre-échange : rien ne change pour que rien ne change

Prise en tenaille entre la Chine et l’Amérique, l’Union européenne – qui représente quelque 15% du commerce mondial des biens – reste le plus grand marché du monde. Accro au libre-échange cependant que les États-Unis redeviennent protectionnistes, elle continue de négocier et de signer des accords commerciaux tous azimuts. Après le Ceta, conclu en 2017 avec le Canada, l’accord UE-Vietnam, voté par le Parlement européen en début d’année, devrait entrer en vigueur cet été. Peu importe que le coût de la main-d’œuvre vietnamienne soit dérisoire, ou que les produits importés depuis ce pays parcourent des milliers de kilomètres à bord de porte-conteneurs polluants. Peu importe la résistance de plus en plus grande dans ses États membres. Après le Parlement autrichien, celui des Pays-Bas – pourtant l’un des pays les plus libre-échangistes d’Europe – vient de voter une résolution appelant le gouvernement batave à repousser l’accord UE-Mercosur. Pourtant, ça ne dissuade nullement la Commission de poursuivre les pourparlers – y compris avec le Brésil de Bolsonaro – et, comme toujours, en toute opacité.

Mais ce n’est pas tout. En plus des accords ou projets d’accord les plus médiatisés s’en préparent d’autres en coulisses, en particulier des accords dits « de nouvelle génération », dont l’objet est de supprimer non les seuls droits de douane mais également les barrières non tarifaires (par exemple les normes sanitaires), et de mettre en place des tribunaux d’arbitrage privés pour juger des litiges États/entreprises. C’est le cas des projets d’accord UE-Australie et UE-Nouvelle-Zélande. Le premier pays est situé à 15.000 km de la France, le second à 19.000. Vous avez dit « relocalisation de la production » ?
Taxe Gafam : pas encore de percepteur européen

C’est un serpent de mer. La taxe sur les géants du numérique devait d’abord être européenne. La France était à la manœuvre mais l’opposition de l’Allemagne, craignant des mesures de rétorsion américaines, et d’abord soucieuse d’exporter ses berlines, avait fait capoter le projet. Sous l’impulsion du ministre de l’Économie Bruno Le Maire, l’Hexagone s’était alors doté de sa propre taxe, d’un montant de 3% sur le chiffre d’affaires réalisé sur son sol par les entreprises concernées. Las, l’affaire n’était pas du goût de Donald Trump. Celui-ci ayant menacé de surtaxer plusieurs produits français, les négociations finirent par reprendre au niveau de l’OCDE, en vue de négocier une taxation mondiale applicable à Google, à Amazon ou à Facebook. Mais un oukase américain vient à nouveau de plomber les discussions, Trump ayant décidé de quitter la table des négociations.

Et l’Union européenne, dans tout ça ? A priori, elle souhaite continuer à avancer. « Si les négociations internationales échouent, il y aura tout de même une taxe », a notamment déclaré Paolo Gentiloni. Le commissaire à l’Économie pense en effet pouvoir reprendre des négociations au niveau de l’UE, mais, comme sur presque tous les sujets, les Vingt-Sept sont divisés. La France milite pour cette taxe. Cependant, l’Allemagne, elle, a plus que jamais besoin de vendre automobiles et machines-outils, alors que la crise sanitaire a fait reculer ses exportations dans des proportions jamais vues. La quasi-dispense d’impôts dont jouissent les Gafam risque de se prolonger encore quelque temps…