Article originellement publié sur Marianne le 16/07/2020
Les négociations s’annoncent âpres ce 17 et 18 juin lors du sommet européens à Bruxelles au sujet du fonds de relance post-Covid 750 milliards proposé par la Commission européenne pour faire face à la crise, soutenu notamment par le France et l’Allemagne. Au centre des attentions, quatre « frugaux » – Pays-Bas, Autriche, Suède et Danemark.
Ils sont surnommés les « quatre frugaux », parfois mêmes « les quatre radins ». Les Pays-Bas, l’Autriche, la Suède et le Danemark s’opposent au projet de « Recovery Fund », ce fonds de relance de 750 milliards proposé par la Commission européenne pour faire face à la crise et soutenu notamment par le France et l’Allemagne. Ce qui est en cause pour ces pays d’Europe du Nord, ce n’est pas le volet « prêts » du fonds de relance (250 milliards), mais le volet « dette mutualisée » (500 milliards), qui serait inédit. S’ils se disent disposés à aider les pays européens les touchés par la crise économique post-Covid – en particulier l’Italie et l’Espagne – c’est uniquement via des prêts (ils ont d’ailleurs fait une contre-proposition en ce sens au mois de mai ), en aucun cas via l’octroi de subventions comme le souhaitent Bruxelles, Paris et Berlin.
Les Frugaux ont un taux d’endettement public faible : à hauteur de 74% de son PIB pour l’Autriche en 2018, 52% pour les Pays-Bas, 39% pour la Suède et 34% pour le Danemark, se considèrent comme vertueux et ne voient pas pourquoi ils paieraient pour le Sud. D’autant qu’ils sont déjà contributeurs nets au budget de l’Union européenne, c’est-à-dire qu’ils paient davantage qu’ils ne reçoivent. Sans doutent oublient-ils de préciser, lorsqu’ils avancent ce type d’arguments, c’est que deux d’entre eux, les Pays-Bas et le Danemark, ont des taux d’endettement privé parmi les plus élevés au monde. Ou que la « cigale » italienne est également contributrice nette à l’échelle de l’UE, pour un montant de 6,7 milliards d’euros en 2018, soit plus que les Pays-Bas (4,9 milliards) et bien plus que la Suède (2 milliards) l’Autriche (1,5 milliards) et le Danemark (1,5 milliards).
BERLIN, LONGTEMPS FRUGAL EN CHEF
L’Allemagne est demeurée longtemps le Frugal en chef. Elle s’était toujours opposée jusque-là à tout projet d’union de transferts, Angela Merkel ayant même juré un temps que « tant qu'[elle] vivrai[t], il n’y aurait pas d’eurobonds ». Sa récente évolution sur ce point est donc une petite révolution, un pas en direction du fédéralisme budgétaire réclamé de longue date par la France. Il faut dire que le marché et la monnaie uniques sont une véritable poule aux œufs d’or pour Berlin. En tant que pays du cœur du marché unique, la République fédérale bénéficie à plein des phénomènes de « polarisation industrielle » générés par le libre circulation des facteurs mobiles de production (les capitaux et les travailleurs). La dernière chose qu’elle puisse souhaiter alors que l’économie mondiale tourne au ralenti et que les débouchés pour ses exportations se réduisent, c’est la perte de cet avantage structurel.
Les autres « pingres » seraient sans doute bien inspirés de réfléchir à la leçon allemande. L’Autriche par exemple, sans être la grande puissance industrielle qu’est la RFA, est également un pays du cœur et un grand gagnant des effets d’agglomération économique. En un peu moins de vingt ans (2000-2018) sa production industrielle a augmenté de 6%, cependant que la française reculait de 5,7%. Pour l’Italie, pays périphérique et pénalisé, de surcroît, par un euro surévalué pour son économie, c’est… -19%. Le niveau de l’emploi industriel en Autriche suit lui aussi une trajectoire ascendante : +3,2% sur la période 2000-2018. Pour la France c’est -27,8%. Pour le Portugal, autre pays périphérique, -30,4% !
Stratégie de dumping
Les Pays-Bas, quant à eux, auraient d’autres bonnes raisons de tout faire pour sauvegarder le marché unique. A la faveur de la libre circulation des capitaux, ce paradis fiscal aux 15.000 « entreprises boîtes aux lettres » (ayant une adresse aux Pays-Bas sans y avoir la moindre activité) opère sur ses « partenaires » une véritable prédation. Le Tax Justice Network estime dans un rapport que « les Pays-Bas sont l’un des pays qui a le plus bénéficié de son appartenance à l’UE, en particulier parce qu’ils jouent un rôle clé dans la stratégie d’évitement fiscal des multinationales ». S’agissant de l’impôt sur les sociétés, le montant du manque à gagner s’élèverait pour les autres Européens à 10 milliards de dollars par an. La France est d’ailleurs largement victime de cette stratégie de dumping, de nombreux grands groupes français (Airbus Group, Gemalto, Renault-Nissan, Danone, Cap Gemini, Air Liquide et beaucoup d’autres) y ayant leur siège social ou des filiales. Le patronat batave semble d’ailleurs conscient de ce qu’il aurait à perdre en cas de désintégration de l’Union européenne. Aussi ses représentants ont-ils signé en juin, avec leurs homologues italiens de la Cofindustria, un communiqué commun appelant à « la solidarité sous la forme de subventions et de prêts qui aideront les régions et les secteurs qui en ont le plus besoin ».
Il faut rappeler pour finir que trois des quatre frugaux bénéficient (avec l’Allemagne) de rabais dans le cadre du budget pluriannuel de l’Union. Le Danemark a droit à une ristourne annuelle de 144 millions d’euros, les Pays-Bas de 768 millions et la Suède de 205 millions. Jusqu’en 2016, l’Autriche avait elle aussi sa part : 60 millions par an. Après le Brexit et en raison du manque à gagner que représente la disparition de la quote-part britannique au CFP (cadre financier pluriannuel), certains pays, dont la France, ont souhaité remettre en cause ces ristournes. Les frugaux se sont montrés inflexibles jusque-là et les discussions sur le budget 2021-2027 s’éternisent.
Phénomène « d’eurodivergence »
Un sommet européen se tiendra les 17 et 18 juillet. Si Angela Merkel met tout son poids dans la balance, il est possible qu’un compromis finisse par être trouvé. Il se peut toutefois que le montant du plan de relance soit revu à la baisse, alors même que les montants proposés par la Commission sont d’ores et déjà insuffisants.
Il faudrait en effet des transferts colossaux pour enrayer le phénomène « d’eurodivergence » (c’est-à-dire d’éloignement des trajectoires économiques des pays créditeurs et des pays débiteurs) qui risque de s’emballer avec la présente crise. Par ailleurs, on peut s’attendre à ce que d’éventuelles subventions octroyées à l’Italie ou à l’Espagne s’assortissent de nouvelles exigences en matière d’économies budgétaires et de réformes de structure. Avec, à la clé, une mise sous tutelle qui ne dit pas son nom.