L’équipementier aéronautique Latécoère vient d’annoncer ce 25 septembre un plan social en France. Il aurait été bien plus facile de s’y opposer si ce fleuron n’avait pas été vendu à un fond américain. Explications.
Quelque 475 postes, près d’un tiers de ses effectifs français : c’est le nombre d’emplois que compte supprimer Latécoère dans le cadre de ce qu’on appelle désormais sans rire un « plan de sauvegarde de l’emploi ». En cause, le Covid 19 bien sûr, qui frappe de plein fouet le secteur aéronautique. Latécoère, fournisseur des grands avionneurs mondiaux (Boeing, Airbus, Bombardier) est évidemment touché : le volume de ses commandes s’est effondré de quelque 40% et son chiffre d’affaires de presque autant (-38%). Depuis le début de l’épidémie, l’entreprise n’a donc cessé de supprimer des postes (plus de mille au total, à l’étranger pour l’heure). Des suppressions auxquelles il aurait été bien plus facile pour l’Etat de s’opposer si l’ancien fleuron français n’était pas passé sous pavillon américain.
LATÉCOÈRE, PÉPITE FRANÇAISE PASSÉE SOUS PAVILLON AMÉRICAIN FIN 2019
Le Covid a bon dos. Les plans sociaux se succèdent à une allure telle, en dépit des aides accordées aux entreprises par l’État (Latécoère a obtenu un prêt garanti d’un montant 60 millions d’euros au printemps dernier), qu’on se demande dans quelle mesure la pandémie, dans certains cas, ne sert pas d’alibi. En général, les actionnaires américains d’entreprises nouvellement rachetées n’ont pas besoin de quelque virus que ce soit pour licencier. Il n’est qu’à voir le sort réservé à l’ex branche « énergie » d’Alstom par General Electric. Alors qu’elle s’était engagée à créer 1.000 emplois dans l’Hexagone au moment du rachat (2015), l’entreprise américaine annonçait dès le printemps 2019 (longtemps avant la pandémie donc) qu’elle se préparait au contraire à en supprimer 1.000. Depuis lors, des délocalisations d’activités ont été annoncées au profit de la Hongrie, de l’Arabie saoudite ou des États-Unis.
Racheté, Latécoère l’a été également. L’ancien fleuron français est devenu américain fin 2019, à la suite d’une OPA du fonds d’investissement Searchlight Capital. Les investisseurs américains investissent volontiers dans des technologies de pointe, au détriment bien souvent, du maintien des activités sur le territoire d’origine. En l’occurrence, Latécoère est le leader mondial pour la fabrication des meubles avioniques et des portes d’avion, et le numéro 2 mondial pour les harnais électriques. L’entreprise toulousaine est également pionnière dans le domaine du Lifi (Light Fidelity), une technologie de communication sans fil fondée sur les ondes lumineuses (et non sur les ondes radio contrairement au Wifi).
LE GOUVERNEMENT FRANÇAIS DISPOSAIT D’OUTILS PERMETTANT D’EMPÊCHER LA VENTE….
C’est précisément pour ces raisons – parce que Latécoère maîtrise des technologies de pointe susceptibles d’être utilisées dans le domaine de la défense – que 17 députés s’étaient mobilisés il y a un an contre le rachat de l’entreprise (et contre celui de Photonis, spécialiste de la vision nocturne, que l’Américain Teledyne vient de renoncer à acquérir). Pour les élus, il en allait de la souveraineté technologique, industrielle et militaire de la France. Ils invitaient donc le gouvernement à user de la procédure de contrôle des IEF (investissements étrangers en France), en ne donnant pas l’autorisation de rachat que cette procédure impose.
Car oui, cette procédure de blocage existe. Ses prémisses datent d’un décret « anti-OPA » pris par Dominique de Villepin en 2005 pour protéger un certain nombre de secteurs « stratégiques» : sécurité, défense et jeux d’argent. Elle a été largement étendue par le « décret Montebourg » de 2014, pris au moment du scandale de la vente à la découpe d’Alstom et qui soumet à autorisation préalable de Bercy l’acquisition, par un investisseur étranger, d’une entreprise française œuvrant dans l’un des secteurs suivants : énergie (gaz, électricité, hydrocarbures), eau, transports, communications et santé publique. Le décret Montebourg a d’ailleurs permis de conserver – et même de nationaliser temporairement – les chantiers navals de Saint-Nazaire. Mieux ! Le champ des secteurs qui relèvent de la procédure d’autorisation a été une nouvelle fois élargi par l’actuel gouvernement lui-même. Les entreprises œuvrant dans les domaines de la cybersécurité, du spatial de ou l’IA sont à leur tour protégées. La procédure de demande d’autorisation par l’investisseur potentiel est également plus contraignante.
…. EN DÉPIT DU PRINCIPE DE LA LIBRE CIRCULATION DES CAPITAUX DANS L’UE.
On pourra objecter que la maîtrise effective des investissements étrangers est impossible pour cause de « libre circulation des capitaux » dans l’UE, cette libre circulation étant l’une des « quatre libertés » fondatrices du Marché unique, inscrite dans le marbre des traités (art. 63 du TFUE). L’argument permettrait de dédouaner en partie le gouvernement, en relativisant sa capacité d’action.
Il est vrai que l’appartenance à l’UE a considérablement sapé la souveraineté économique des États membres. Pour autant, cet argument n’est pas recevable cette fois. D’autres dispositions du Traité permettent aux États de se protéger en prenant « des mesures justifiées par des motifs liés à l’ordre public ou à la sécurité publique » (art.65), ce qui peut s’interpréter de manière plus ou moins large.
Mais ce n’est pas tout : après avoir laissé de nombreux pays se doter de règles d’autoprotection, la Commission elle-même vient de dégainer de son propre instrument de préservation des entreprises européennes. Le règlement n°2019-452 adopté par le Parlement européen le 19 mars 2019, a pour objet de coordonner le « filtrage » des investissements directs étrangers dans l’UE. Il y est bien sûr rappelé tous les bienfaits attendus des investissements directs étrangers (IDE) qui « contribuent à la croissance de l’Union en renforçant sa compétitivité », mais aussi les raisons pour lesquelles il est envisageable qu’un pays s’y oppose. En cas de risque, par exemple, qu’une entreprise étrangère acquière une infrastructure ou une technologie stratégique. Si l’IDE peut conduire à des transferts de technologie pénalisants ou si, sous couvert d’une entreprise privée, c’est un État étranger qui est à la manœuvre.
Fort de ces instruments et d’un « air du temps » post-Covid favorable, y compris dans le cadre de l’UE, à une certaine forme de protectionnisme et de préservation d’entreprises clé, l’État avait la possibilité de s’opposer à ce que Latécoère soit avalé par Searchlight. Il aurait ainsi pu préserver des technologies d’avenir et sans doute, au passage, des emplois : il est plus facile de s’opposer à un plan social lorsque l’entreprise est française que lorsqu’elle est américaine. Mais disposer d’outils est une chose, s’en servir en est une autre. Pour avoir manqué volonté politique, le gouvernement ne peut s’en prendre qu’à lui-même.